Une nuit, noire, dans une ruelle, noire, à broyer des idées noires. À l’arrière du laboratoire, une porte dérobée s’ouvre sur une silhouette imposante qui achève de glisser une pochette dans l’intérieur de son blouson. À l’abri des regards, elle s’éclipse sous les lumières faiblardes des projecteurs éclairant les passages entre les différents blocs montés çà et là.

Ce soir, il en revient avec une poignée de seringues remplies de ce fameux antibiotique, ces doses salvatrices lui permettant de profiter, à dose savamment étudiée, des effets de cette eau aussi bénie que maudite. Il en sort une bouteille qui tinte contre l’aluminium de la minuscule table sur laquelle il la pose, une fois arrivé dans son compartiment creusé à même la terre. L’endroit a été aménagé pour deux, de toute évidence pour accueillir un enfant à en juger par la taille réduite du lit dans la chambre du fond. Lors de l’excavation, Idi et Batuhan ont imaginé eux-mêmes cet endroit, mais lorsqu’elle prit fin, Idi était déjà plongé dans son sommeil sans fin.
Ca aurait pourtant dû être un endroit plein de vie, comme en témoignent les couleurs claires des parois, les volumes assez spacieux pour laisser un gosse courir et la large ouverture censée donner sur les vues les plus époustouflantes qui soient. Mais le projecteur holographique reste éteint, jour et nuit, ne laissant entrer aucune autre lumière que celle crachée par les projecteurs de la galerie extérieure. À quoi bon se rappeler la Terre ?

Le contenu de la bouteille descend à mesure que l’eau étend son emprise sur le turc. Assis sur le canapé convertible faisant face à la paroi vide, il crispe sa mâchoire en sentant monter en lui un dangereux sentiment d’injustice, celui qui l’a toujours habité depuis l’évacuation de la Terre mais qui, ce soir, lui ronge les boyaux plus sûrement encore que le liquide les lui réchauffe, et plus rapidement que d’habitude. Son regard glisse vers son arme de service posée contre le canapé et la vision de son canon pointé vers n’importe quel foutu responsable de cette situation lui ravage l’esprit avant qu’il ne se rende brusquement compte de la dangerosité des ambitions qui le frôlent. Le verre qu’il tient se vide d’une traite pour claquer contre la table, la bouteille se ferme et se fait fermement empoigner par le soldat qui s’en saisit avant de sortir de son compartiment. Ces pensées le hantent tandis qu’il parcourt les galeries vides de toute présence humaine à cette heure tardive. Les dirigeants, ceux qui ont mené le monde à l’Apocalypse, leurs visages lui reviennent, comme celui de la Pionnière qui n’a rien fait pour rendre justice à tous ceux dont ils ont causé la perte. La notion de crime contre l’humanité semble avoir échappé à tous ceux qui la constituent encore et qui se battent pour la conserver. L’envie de mettre fin à tout ça le prend aux tripes, mais une lueur de lucidité le pousse vers celle qui le maintient encore pas trop loin du bon chemin.

Arrivé devant sa porte, il y abat bruyamment son poing, la fait résonner et s’allumer les lumières des compartiments réveillés par le bruit et sa voix qui se hisse par dessus le bruit métallique.

- EZ ! EZRIELLE PUTAIN OUVRE !

Les coups, la voix résonnent dans la galerie comme dans le crâne du turc, et visiblement dans ceux de quelques voisins qui commencent à se manifester en passant des têtes encore embrumées par le sommeil dans l’encadrement de leurs portes. On le juge, on l’insulte, on lui dit de se casser de là et de laisser les bonnes gens dormir, on croise le regard noir de celui qui n’est plus de ceux-là depuis longtemps déjà puis on se ravise. Vu le morceau, ça ne vaut peut être pas la peine de risquer de le connaître de plus près. Circulez, y’a rien d’autre à voir qu’un gars qui bousillé ce qui reste de sa vie.

Elle prend son temps de l’autre côté de la porte, la Slawn. Le poing y tambourine encore et encore pendant ce qui semble une éternité à celui qui n’a plus notion ni du temps ni de l’heure, jusqu’à frapper dans le vide lorsque la porte s’entrouvre sur le visage contrarié et endormi de celle qu’il a tirée d’un sommeil sûrement réparateur. Il n’a pas l’air de s’en soucier pour autant, malgré la remarque -légitime- qu’elle fait quant à l’heure qu’il est, pas plus que du volume de sa voix lorsqu’il l’a appelée et lorsqu’il lui répond à présent.

- Merde, t’en as mis du temps ! Sa main libre se pose contre le mur voisin pour lui permettre de maintenir un semblant d’équilibre, et son front vient se poser contre le métal froid de la porte qu’il vient de malmener. Si j’rentre j’vais faire une connerie. Sa voix ne porte plus, ses mots sont glissés comme une confidence à celle qu’il a cru bon d’aller voir. Parce qu’Ombeline doit s’occuper d’elle avant tout. Parce que Siobhan l’a tout bonnement chassé de sa vie. Et parce qu’Ez comprend sa douleur mieux que quiconque, bien qu’elle s’évertue encore à trouver le tableau moins noir qu’il ne l’est. Elle sait trouver les mots, ceux qui engourdissent la douleur durant quelques temps, ceux qui l’empêchent de déraper. Et ce soir, c’est de ces mots là dont il a besoin pour ne pas commettre l’irréparable.  J’veux pas faire de connerie Ez...

Les paupières fermées, le poing serré sur le goulot de sa bouteille, Batuhan en viendrait presque à se dire qu’il peut rester là, finalement, c’est toujours mieux qu’assis, seul, sur son canapé à regarder dans le vide. Parce que le néant qu’il verrait l’entraînerait par le fond, c’est certain, et bien plus profondément qu’il ne l’est déjà. Ici, au moins, il entend une voix réconfortante et, même si elle choisit de ne lui parler que sur le pas de sa porte, c’est amplement suffisant à calmer les ardeurs criminelles qui commençaient à poindre.

Sa tête se redresse brusquement lorsqu’elle l’invite, finalement, à entrer, surprenant le turc qui vient pourtant de la supplier de faire ainsi. Il reste immobile quelques secondes, s’attendant à tout moment à ce qu’elle revienne sur sa décision, puis s’exécute et se faufile dans son compartiment. En d’autres circonstances, il en aurait sûrement apprécié l’aménagement qu’elle en a fait, y aurait reconnu sa main de botaniste et aurait retrouvé quelques plantes qu’il avait l’habitude de voir sur Terre sans jamais leur prêter attention. Mais pas ce soir. Pas encore chancelant, il veille tout de même à maintenir sa stabilité lorsqu’il s’avance un peu plus dans la pièce à vivre, laissant Ezrielle s’affairer dans le coin consacré à la cuisine. Il l’entend fouiller, reconnaît le tintement de tasses qui s’entrechoquent lorsqu’elles en sort deux puis se retourne lorsqu’elle évoque le manque d’alcool sur Calypso. Les phalanges du militaire blanchissent autour de la bouteille qu’il tient encore. Il sait les dangers de cette eau, est bien placé pour en connaître les risques alors qu’il visite son fils chaque jour. Elle est pour l’heure la seule à parvenir à lui rendre toute cette situation supportable mais si, un jour, l’alcool venait à réapparaître, il la troquerait sans hésiter. Mais d’ici à ce que pareil miracle ne se produise, il doit bien faire avec.

- J’irai pas jusqu’à dire que la putain de nature d’ici est bien faite... Commence-t-il en s’installant sur un tabouret du bar derrière une Ezrielle s’affairant à préparer ce qu’il ne boira sûrement pas. Mais elle a le mérite de remédier à ça. Conclut-il en posant la bouteille sur le comptoir dans un claquement sonore.

Ses billes noires errent sur l’objet dans lequel le liquide transparent danse encore, puis remontent brusquement vers celles, azurées, de la blonde. Ce regard qu’elle pose sur lui le transperce, l’atteint d’une force qu’il ne s’explique pas, qu’il ne questionne même pas. Il se plonge dedans en cherchant quoi lui répondre, quoi lui dire sans qu’elle ne le prenne pour un taré de première. Pas évident, quand on a envie de foutre une balle entre les yeux de la Pionnière. Entre autres.

- Tu t’es jamais dit qu’il y avait des responsables à cette situation de merde dans laquelle on est là ? La rage qu’elle était parvenue à apaiser refait brusquement surface, brûle dans les yeux du turc dont la voix ne traduit plus que la colère qui le ronge depuis trop longtemps, celle-là même qu’il espère voir calmée par celle face à qui il ne peut pourtant s’empêcher de hausser le ton. Tu t’es jamais demandé POURQUOI eux sont toujours vivants ? Pourquoi cette putain de Pionnière a jamais jugé personne ? Y’a pas un pélo sur cette foutue planète en a quoi que ce soit à foutre !

Et, comme ça, les émotions du turc se suivent et ne se ressemblent pas. Lui qui avait retrouvé son calme sous la caresse de la voix de la blonde se retrouve maintenant en proie à la même rage qui l’a amené à la porte de cette dernière. Les flammes d’une rage trop longtemps contenue flambent au fond de ses pupilles, ravivées à mesure qu’il lui a livré la surface de ses pensées. Parce que, bien plus profondément, il sait déjà de quelle manière il voudrait rendre justice. S’emparant de la tasse qu’Ezrielle lui tend, il contemple le liquide salvateur en songeant aux moyens de parvenir aux ambitions naissantes en lui. Et, comme s’il voulait les balayer, il porte le récipient à ses lèvres et en descend le contenu.
La main qu’elle pose sur son épaule semble l’aider davantage que l’eau à cet instant, ce contact en guise d’ancre le maintient dans une réalité dans laquelle existe encore la raison, dans laquelle se trouvent encore des personnes auxquelles il tient. Alors que partir à la dérive lui paraît l’option de facilité, le meilleur moyen d’extérioriser ses tourments, cette simple pression sur son épaule qui lui fait tourner la tête et le regard vers elle le rappelle brièvement à elle, sans éteindre les flammes pour autant.

- Et alors, quoi ? Quand il se réveillera, il trouvera quoi ?

Il se tourne sur son tabouret, de manière à lui faire face. Assis de telle manière à faire sensiblement la même taille qu’elle, il plante ses billes noires dans les deux océans de la botaniste. Ses traits sont tirés, ses sourcils froncés dans une expression qui semble figée. Les lèvres pincées, il sent son cœur se serrer à la seule évocation de son fils qu’il n’a pas pris dans ses bras depuis de longs mois.

- En ouvrant les yeux il verra la merde dans laquelle on nous a mis. Il en verra les responsables continuer de diriger les miettes de ce qui reste de notre “grande” humanité. Il dépendra des décisions d’une Pionnière incapable de condamner les responsables d’un putain de génocide. Son regard s’intensifie dans celui d’Ezrielle. Il est vivant, t’es vivante, je suis toujours pas décidé à crever. Et pour quoi ? Nous retrouver les pieds dans la boue de cette planète de merde à rien faire d’autre que de regretter ceux qu’on a perdus ? Sa tête se penche, légèrement, sa voix se pose un instant pour se faire plus grave, plus sérieuse. Dis-moi franchement, Ez. Si tu devais choisir entre voir ta fille grandir sur Terre et être vivante, ici, à penser à tout ce que t’aurais pu faire avec elle… Tu prendrais quoi ?